De tous les choix qu’un auteur doit faire avant même de coucher le premier mot sur le papier, la « voix » du roman est l’un des plus importants et, très souvent, des plus sous-estimés.
Par voix, j’entends tout ce qui va donner forme et corps à la matière du récit : temps de narration, première ou troisième personne du singulier, type de narrateur (omniscient ou non, externe ou interne, un seul personnage, plusieurs… et dans ces derniers cas, leurs identités)…
Nombre de jeunes auteurs ne se posent guère la question et démarrent une histoire de la manière qui leur semble la plus naturelle possible, préférence souvent influencée par leurs lectures. Qui lit énormément de fantasy se tournera d’emblée vers une narration au passé et à la troisième personne, avec toute une pléthore de narrateurs, tandis qu’un adepte de la romance ne songera à écrire qu’en « je ». Ce sont des réflexes enracinés dans certains genres, et parfois complètement justifiés. En effet, comment mieux faire passer les émois sentimentaux d’une histoire romantique qu’en plaçant le lecteur dans la peau de l’un des deux personnages principaux ?
Mais devinez quoi ? Ces mêmes décisions qui vous semblent parfois couler de source peuvent vous coûter une grosse partie de votre lectorat. On le sait : pour chaque lecteur satisfait que vous trouverez, il y en aura dix autres qui n’aimeront pas ce que vous écrivez… mais leurs raisonnements sont parfois des plus déstabilisants.
Certains ne supportent pas la narration à la première personne – et je pèse mes mots. J’ai entendu parler d’au moins une auteur professionnelle qui a vu l’un de ses romans crouler sous les protestations et critiques incendiaires de ses fans, simplement parce qu’elle avait choisi de déroger à ses habitudes pour écrire à la première personne au lieu de la troisième. Moi-même, j’ai pu expérimenter sur le sujet, il y a peu, l’intolérance totale de certaines personnes qui lisaient jusqu’ici mes fanfictions avec plaisir. Leur virulence m’inspire une certaine fascination morbide.
D’autres n’arriveront pas à lire de textes au présent, ou placés du point de vue d’un enfant, ou que sais-je encore. Pour ma part, je n’arrive pas à prendre mes aises devant une narration au passé composé, un temps que je trouve inutilement alambiqué pour le récit. Quant aux grandes sagas de fantasy comptant au bas mot une demi-dizaine de narrateurs, elles sont incapables de retenir mon attention plus de quelques chapitres. Je suis de ces lecteurs qui ont besoin d’établir un lien particulier avec les personnages principaux, et un énorme casting m’empêche d’atteindre cette proximité. Ce sont mes préférences, tout comme vous avez sans doute les vôtres.
Mais que dire ensuite de ces gens qui choisissent leurs livres sur des points de détails qui laisseront la plupart d’entre nous muets de stupeur ? Holly Lisle (encore elle ; je l’ai déjà évoquée dans mon article « Pourquoi je veux m’auto-publier ») s’est un jour trouvée confrontée à un lecteur qui lui a annoncé qu’il n’achèterait plus aucun livre d’elle car la marge centrale (soit l’espace entre le texte et le bord intérieur de la page) était trop étroit à son goût sur celui qu’il possédait. Il ne pouvait pas lire sans tordre le dos du livre, ce dont il avait horreur. Holly n’était en rien responsable de la marge centrale. C’était un choix de son éditeur – et elle a d’ailleurs publié chez plusieurs éditeurs, qui pratiquaient sans doute des marges différentes. Mais elle a perdu un lecteur pour cette broutille.
La morale de l’histoire, je suppose, c’est de ne jamais surestimer la patience d’un lecteur potentiel. Si vous avez l’impression que quelque chose cloche, ne vous dites jamais « ce n’est pas grave, personne ne s’agacera pour si peu ». Votre lectorat trouvera déjà bien assez de raisons de s’agacer, des raisons auxquelles vous n’auriez pas un instant pensé vous-même, sans en rajouter !
À vous : avec quels choix de narration êtes-vous le plus à l’aise ? Pourquoi ? Avez-vous des bêtes noires quand vous lisez un roman ?
[Pour approfondir :
L’excellent article de Cristal sur les points de vue (PAen de septembre 2013) : http://journalpaen.blogspot.fr/2013/09/plumes-et-astuces.html ]
P.S. : Ce blog a un mois aujourd’hui. Bon anniversaire, petit !
Permaliens
Il y a quelques années, je t’aurais répondu : je suis le plus à l’aise avec la troisième personne du singulier. Même je choisis toujours cette forme pour mes romans (cela dit, dans celui que je rédige actuellement, certains passages sont à la première personne)., ce n’est plus vrai à l’heure actuelle. Car j’ai pas mal expérimenté les autres personnes, dans mes nouvelles, surtout la première et la deuxième personnes du singulier – oui, j’aime le « tu », qui donne une force particulière au texte. J’ai également écrit un court texte en « on ».
Quant au temps, le passé simple pour mes romans et je varie pour les nouvelles, entre présent, passé simple, imparfait,…
Pas trop de personnages principaux, pour ma part, en écriture comme en lecture. S’il y a trop de héros, je suis perdue, surtout si on consacre tout un chapitre à l’un, puis à l’autre, quand il faut attendre dix chapitres pour revenir à l’histoire d’untel, j’ai oublié la moitié. 😆
Permaliens
On a le même problème avec les narrateurs multiples, alors ! C’est vrai, quoi, quand on n’a pas une très bonne mémoire, c’est pénible d’être baladé entre tous ces parfaits inconnus. 🙂
Pour le reste, je vois que tu te diversifies énormément. Ce doit être un défi intéressant de choisir des voix aussi différentes d’un texte à l’autre. Et puis, les nouvelles se prêtent bien à ce genre d’expériences.
Permaliens
Ben en fait, j’ai une excellente mémoire. C’est peut-être parce que je ne m’attache pas aux personnages. Je ne sais pas…
Permaliens
Ah, c’est possible aussi. Dur dur de ne pas les considérer comme des figurants quand on ne les voit qu’une scène par-ci par-là… Je t’envie ta mémoire, dans ce cas !
Permaliens
L’histoire de la marge central m’hallucine, les lecteurs sont un peu fous quand même!
Personnellement, j’écris essentiellement à la troisième personne et pourtant je fais de la romance. J’ai déjà fais à la première et j’aime aussi, mais je trouve que c’est parfois frustrant car on est obligé de se contenter du ressenti et des pensées d’un seul personnage et parfois cela complexifie l’écriture. Il est par contre assez rare que j’utilise de multiples point de vue, généralement ceux des deux voir trois personnages principaux.
J’avoue que je n’ai jamais réfléchi à ce qui m’avait fait opté pour l’un ou l’autre choix, mais je suis plutôt instinctive en ce qui concerne ma façon d’écrire. Je le sens comme ça, je le fais comme ça.
Question temps, généralement le passé simple mélangé à un peu d’imparfait, mais, j’ai déjà fait au présent là encore parce que ça collait plus à l’ambiance que je voulais.
Ensuite comme lectrice, j’ai déjà lu de tout. A priori rien ne me rebute, si ce n’est le style qui peut ne pas me plaire. Je constate cependant que le « je » est plus « casse-gueule », notamment sur la description du personnage principal où il est facile de se tromper en se lançant dans des qualificatifs qu’aucun de nous ne penserait à utiliser pour se décrire ou des choses de ce genre.
Permaliens
J’ai moi aussi longtemps été très instinctive. Il n’y a que récemment que j’ai réalisé que mon type de narration préféré (passé simple, point de vue interne avec un narrateur unique à la troisième personne) n’était pas toujours approprié. De plus, je remarque que si on ne se dit pas clairement « ce texte sera écrit ainsi », on a parfois tendance (surtout les auteurs débutants) à glisser vers une forme de narration voisine, mais différente, ce qui fait très brouillon aux yeux des lecteurs les plus aguerris. Du coup, je réfléchis de plus en plus à la question…
Mais en effet, le « je » semble périlleux sur bien des plans. Il faut se couler entièrement dans la peau du narrateur et ne pas passer par des raccourcis paresseux du type « il faut que le lecteur sache ça, donc le narrateur doit y penser, même si ça tombe comme un cheveu sur la soupe ». Et c’est sans compter sur l’intolérance des lecteurs – je ne connais pas une seule personne qui refuse de lire des textes à la troisième personne, bien que c’est peut-être parce que j’ai toujours écrit ainsi et que ces gens m’évitent… Mais j’en doute. Pourquoi certaines personnes font-elles une allergie au « je » ? Mystère. (On croirait les Hanari des jeux Mass Effect, mais oups ! je crois que j’y joue beaucoup trop dernièrement si je me mets à faire ce genre de comparaisons…)
Permaliens
Le « je », j’ai tendance à y être allergique mais que parce que 9 fois sur 10, c’est mal géré. Je ne sens pas la personnalité du narrateur, dans ce « je », c’est fade, j’ai l’impression de voir l’auteur s’y projeter totalement et raconter ses états d’âmes fantasmés…
Mais, par contre, le « je » peut être génial ! Mais ce n’est pas la majorité des cas et, avec le temps, j’en arrive à me dire que c’est peut-être plus difficile de faire un bon « je » qu’un bon « il », finalement, alors que le « je » est souvent le choix des auteurs débutants, d’où le fait que nombreux ne soient pas bien intéressants.
Permaliens
Oui, je pense que la première personne du singulier est plus difficile et ça m’a toujours surpris de voir les auteur/e/s débutants la privilégier.
Permaliens
C’est vrai, c’est un « faux ami », quelque part. Un débutant aura l’impression que c’est la meilleure façon d’apprendre à connaître son personnage, alors que le plus souvent cela se retourne contre lui et ne fait que rendre son manque d’expérience plus flagrant. C’est tout de même dommage d’en arriver à stigmatiser les récits à la première personne à cause de ça.
Permaliens
Très intéressant, ton article. Par goût, j’ai tendance à m’orienter ver le passé simple, point de vue interne avec un narrateur unique à la troisième personne, comme toi, mais c’est à adapter à chaque fiction. Il y a toujours des conséquences du fait de choisir une « voix », comme tu le dis, ou une autre. L’exemple le plus intéressant que j’ai lu à ce sujet est « 99 francs », dans lequel l’auteur utilise successivement dans ses 6 chapitres le « je », « tu »… jusqu’à « ils », et qui fait se rendre compte que chaque choix de « personne » influe sur la manière dont les choses sont dites, dont elles nous touchent, etc.
Concernant le type de narration, un des mes soucis dont je suis consciente est la gestion point de vue interne/point de vue externe. J’ai tendance à écrire en point de vue interne, mais à passer d’un personnage à l’autre à ce sujet : je ne me concentre pas sur un seul personnage, même si mon héros a souvent la place numéro 1 à ce sujet. Du coup, j’aimerais essayer de faire de l’externe, pour voir, mais j’ai beau avoir lu quelques explications sur les différences de focalisation, je ne me sens pas à l’aise avec ça.
Permaliens
Je ne connais pas « 99 francs », mais le concept a l’air très intéressant. Ça doit en effet mettre pas mal de choses en perspective !
Je te comprends pour ton problème de point de vue, c’est justement le péril d’écrire en interne à la troisième personne. Au bout d’un moment, on est forcément tenté de parler de quelque chose que notre personnage ne peut pas savoir, et c’est comme ça qu’on se retrouve à sauter d’un narrateur à un autre de manière presque transparente, puisqu’on n’est pas en « je ». Et puis on y réfléchit un moment et on se dit que c’est laid, quand même. Je ne peux pas te conseiller sur ce point, écrire en externe ne me fait absolument pas envie et je n’ai jamais essayé. :-/ Je préfère m’acharner à rendre mon point de vue interne cohérent en toutes circonstances.