J – 5 avant la sortie de RÉEL ! Découvrir le roman sans plus attendre, ça vous dit ? De lundi à vendredi, je posterai un chapitre par jour. On commence aujourd’hui avec une histoire de boules et de feu et d’aquarium. 😉
Bonne lecture !
Chapitre 1
Un sifflement sinistre fut son seul avertissement. Neru planta un talon dans la terre meuble et se jeta sur le côté. Dans une déferlante de lumière écarlate, le sol explosa en une gerbe de poussière et de rocaille noire.
La déflagration l’assourdit momentanément et son souffle l’envoya rouler sur lui-même. Il se hissa sur ses jambes, un peu sonné, et reprit aussitôt sa course. Son équipe avait profité de son contretemps pour le rattraper. Il entendait le martèlement de leurs semelles juste derrière lui. Une nouvelle salve de sifflements résonna. Des boules d’énergie rouges fusèrent du ciel et s’abattirent sur la plaine sombre et désolée qu’ils traversaient. Par chance, elles les manquèrent toutes.
Tout là-bas, devant eux, l’ennemi poussa un hurlement de rage. C’était un vrai géant, un humanoïde de près de dix mètres de haut. Huit grandes ailes blanches jaillissaient de son dos et le portaient dans les airs. Une unique déchirure dans l’épaisse couverture nuageuse, stratégiquement placée juste au-dessus de lui, faisait pleuvoir des rideaux de lumière sur son armure étincelante, son casque finement travaillé, son épée gravée et sa gigantesque lance. Il leva cette dernière, pointe vers le bas. Elle frappa le sol avec tant de force que, même d’aussi loin, Neru vit les corps de combattants voler comme des fétus de paille.
— Ils sont en train de se faire massacrer ! s’écria Seth, alarmé.
— C’est notre chance, non ? suggéra Betti. Une fois qu’ils auront perdu, on n’aura plus qu’à terminer le travail !
— S’ils perdent, comment veux-tu qu’on ait la moindre chance de gagner ? dit Banon, amer. On n’est plus que quatre et Tane et ses gros bras sont largement meilleurs que nous en baston.
— Il a raison. Il faudrait un miracle.
Neru ne dit rien, concentré sur le rythme de sa course et le terrain irrégulier sous ses pieds. À chacune de ses inspirations, le vent déposait un faible goût de fer et de cendre sur sa langue.
— Hé, Neru !
Il jeta un coup d’œil à ses amis par-dessus son épaule. Ses mods le rendaient plus rapide qu’eux et il recommençait à prendre de l’avance.
— On laisse tomber ! C’est mort, on a perdu, insista Seth.
Neru leur adressa un rictus moqueur.
— Mais non, on n’a pas perdu. Je ne perds jamais !
Seth, Betti et Banon échangèrent un regard et un haussement d’épaules. Ils ralentirent quand même, revenant progressivement à l’arrêt où ils se mirent à épousseter leurs combinaisons intégrales maculées de terre noire. Presque aussitôt, une boule de lumière écarlate leur plut dessus et ils durent esquiver avec force cris de surprise et jurons.
Neru les abandonna, avalant la distance de ses longues enjambées. Il approchait du site de la bataille. Tane ne se serait pas hissé aussi haut dans le classement s’il était aussi crétin qu’il le laissait croire dès qu’il ouvrait la bouche ; les combats n’avaient pas de secrets pour lui. Pourtant, son groupe de guerriers se faisait méthodiquement massacrer par le géant ailé. Seule une poignée d’entre eux tenait encore tête lorsque Neru les rejoignit.
Un grand homme brun bien bâti remarqua son arrivée et darda sur lui un regard mauvais. La mâchoire forte, les yeux bleus, le sourire éclatant : l’avatar de Tane avait été soigneusement façonné pour taper en plein dans les archétypes de beauté masculine.
— Des envies de suicide, Neru ? railla-t-il. Tu t’imagines que tes précieux mods de luxe te suffiront à vaincre cette saleté tout seul ?
Piqué au vif, il ne répliqua pas. Tane ne ratait pas une occasion de se moquer de lui parce qu’il coulait tous ses points dans l’amélioration des capacités de son avatar plutôt que d’en faire un top model. Et pourtant, l’apparence de beau gosse de Tane et sa nanoarmure moulante achetées à prix d’or ne semblaient pas lui être ici d’une grande utilité.
Neru se faufila entre deux des combattants avec l’agilité d’une anguille.
— Tu n’es pas de notre équipe. Les règles t’interdisent d’interférer avec le combat ! mugit son rival, furieux à l’idée qu’il essaie.
Neru l’ignora et traversa le champ de bataille. Il n’avait parcouru que la moitié du chemin lorsqu’une ombre tomba sur lui. Il évita de justesse l’énorme semelle qui faillit l’aplatir.
Le géant s’était posé. D’un seul moulinet de son épée, il transforma les guerriers restants en pluie d’étincelles et mit fin à l’affrontement.
Neru s’enfuyait toujours de toute la force de ses jambes. Il sentit un regard brûlant sur sa nuque. Bon sang, Tane n’aurait-il pas pu lui servir de distraction quelques secondes de plus ? Devant lui se dressait à présent une immense falaise de pierre noire. Une façade du même matériau, richement gravée, s’y encastrait en haut d’une longue volée de marches. Trois ouvertures en ogive béaient sur un intérieur obscur.
— Boost ! cria-t-il, enclenchant l’un de ses précieux modules à usage unique.
Son avatar fit un bond impressionnant, presque un vol plané, au moment où il sentit le souffle de l’épée lui effleurer le dos. Il atterrit au sommet de l’escalier. Son cœur s’était logé dans sa gorge et lui battait jusque dans les amygdales. Il l’avait échappé belle !
Il jeta un coup d’œil derrière lui. Comme il l’avait prévu, le géant avait perdu tout intérêt pour sa personne dès qu’il était entré sur le territoire du temple. Il s’était détourné et cherchait ses prochains ennemis… Neru réalisa en même temps que lui qu’il n’en avait plus que trois : Seth, Betti et Banon, qui attendaient Neru plus loin sur la plaine. Le guerrier leva sa lance au ciel avec un cri belliqueux. La chute des projectiles rouges redoubla soudain d’intensité. D’un grand battement d’ailes dont le vent faillit soulever Neru de terre, il prit son envol.
Neru se précipita à l’intérieur du temple, paniqué. Où était ce fichu autel ?
Il trouva la statue de granit au fond de l’unique pièce, éclairée par un rayon de lumière qui tombait d’une ouverture ronde dans le plafond. Elle représentait le géant ailé en échelle réduite — à peine trois mètres de haut. Sans se soucier de l’atmosphère de sainteté des lieux, il courut à elle, fouillant déjà la poche de sa combinaison. Il en sortit un cylindre doré qu’il fourra dans le trou qui perçait la poitrine du guerrier à l’emplacement du cœur. La statue s’illumina d’une douce lueur blanche.
Neru retourna dehors, espérant avoir agi à temps.
Il soupira de soulagement. Le géant ailé était suspendu dans les airs juste au-dessus des silhouettes de ses trois amis. Banon aidait Betti à se relever, mais elle tenait encore sur ses jambes.
Quant au guerrier, ses quelques blessures avaient disparu. Immobile, il était nimbé du même halo trouble que sa représentation de pierre. Il leva le visage au ciel et écarta les bras. Il était l’image même de la contemplation divine. Les lourds nuages sombres qui jusque-là grondaient au-dessus du terrain du jeu se dissipèrent en quelques instants, poussés par un agréable vent chaud. La lumière du jour devint si forte que Neru dut se protéger les yeux. L’armure et les armes du géant s’évanouirent comme des mirages. Il ne resta plus de lui qu’un homme aux longs cheveux blonds, sa toge blanche flottant sous une brise légère, son doux visage reflétant un amour infini et miséricordieux. Il donna un coup de ses huit magnifiques ailes et disparut dans le ciel.
Immédiatement, le temple et la plaine noire se décomposèrent autour de Neru. Après une seconde de chargement des données, il réapparut au centre d’un large plateau rond.
Tout autour de lui, des gradins accueillaient rangée après rangée de spectateurs. Leurs fantasques coiffures, improbables couleurs de peau et provocantes tenues se fondaient les unes dans les autres jusqu’à ce que seules des impressions confuses ressortent de la masse : ici une ramure de cerf perchée sur une tête d’homme, là un nez rouge clignotant. Tane et ses partenaires faisaient grise mine quelque part à mi-hauteur. Seth, Betti, Banon et la douzaine de joueurs qui composaient le reste de leur équipe encadraient Neru sur le plateau… mais il était le seul d’entre eux planté au milieu d’une colonne de lumière qui le rendait aussi visible qu’une guirlande de Noël.
— Bravo ! scanda une voix sonore.
Une fine canne noire coincée sous le bras, Roman Saut d’Étoile frappa dans ses mains et adressa un éblouissant sourire à Neru. L’animateur était tout de blanc vêtu, d’un élégant costume à queue-de-pie assorti d’un haut de forme perché sur ses cheveux blonds. Un discret motif de plumes parsemait son veston.
— Quelle magnifique victoire ! Alors que tout semblait perdu, un homme, envers et contre tout, résout l’ultime énigme cachée. Un tonnerre d’applaudissements pour Neru de l’équipe trente-sept !
Des acclamations nourries s’élevèrent volontiers. Le volume de la bande-son préenregistrée était tel qu’il noya l’enthousiasme poli des spectateurs. Mal à l’aise sous le feu des projecteurs, Neru réussit un sourire crispé.
Roman se tourna vers un homme resté en retrait à sa gauche. De taille moyenne, le cheveu poivre et sel, il avait une apparence parfaitement banale. C’était peut-être la plus sure manière de trancher avec l’excentricité ambiante.
— Qu’en dit notre Maître du Jeu ? lui demanda Roman. Quelques mots pour notre vainqueur, Sasha ?
La nervosité de Neru redoubla lorsqu’il reconnut celui qui s’avançait : Sasha du Nord, l’un des meilleurs joueurs de RÉEL. L’homme le transperça d’un œil bleu pâle indifférent.
— Bien joué, se contenta-t-il de dire, aussi laconique que sa réputation le décrivait.
Neru essaya de cacher sa déception. Il admirait beaucoup Sasha. Il avait espéré lui laisser une plus forte impression en battant le jeu qu’il avait conçu. Roman ne se laissa pas désarçonner et poursuivit, ouvrant grand les bras dans un élan théâtral :
— Oui, bien joué ! L’équipe trente-sept est donc la grande gagnante de ce deux-cent-trente-quatrième tournoi mensuel. Neru remporte le meilleur score et reçoit dix mille points RÉEL. Les autres membres de l’équipe trente-sept, vaincus ou non, reçoivent chacun cinq mille points RÉEL. Tous les autres joueurs reçoivent un nombre de points proportionnel à leur succès dans le jeu. Merci à tous d’avoir participé !
Il eut à peine terminé sa phrase qu’un joyeux carillon retentit. Neru sursauta. Le bruit avait surgi de son avatar. Il maudit sa chance lorsque Roman reporta son attention sur lui, étonné. Un halo doré enveloppa un bref instant Neru, visible même à travers la lumière qui le baignait toujours. L’animateur sourit.
— Eh bien, on dirait que nous avons un nouveau panthéonien parmi nous aujourd’hui. Puis-je être le premier à te féliciter, Neru ?
Neru serra la main gantée de Roman et marmonna un remerciement, les joues chaudes. Heureusement, il n’avait pas programmé son avatar pour reproduire ses rougissements. Une nouvelle salve d’applaudissements fusa et il vit Seth et Banon échanger des coups de coude excités dans son dos.
— Voilà une parfaite transition pour l’annonce qui va suivre ! s’écria Roman. Joueurs et joueuses de tous horizons, j’ai l’honneur de vous apprendre aujourd’hui… la tenue d’un tournoi très spécial. Un grand tournoi anniversaire, pour fêter vingt ans de jeux et de divertissement sur le réseau RÉEL. Le Tournoi du Futur !
Des gerbes de couleurs explosèrent tout autour du plateau pour plus d’emphase. Les spectateurs se mirent à murmurer entre eux. Neru écarquilla les yeux et les oreilles. Il n’avait entendu parler de rien de tel. À en juger par l’air soudain attentif de Sasha, lui non plus.
Roman fit tourbillonner sa canne, très satisfait de son petit effet.
— La société Prodig, créatrice et gérante de RÉEL, souhaite faire de ce tournoi un évènement dont on parlera encore longtemps. Pour cette raison, le grand prix qui récompensera le gagnant est à la hauteur des épreuves exceptionnelles concoctées par nos développeurs.
Des chiffres de feu s’allumèrent dans les airs.
— Vingt millions de points RÉEL ! martela Roman, et un montant si astronomique méritait bien une telle mise en scène.
Neru en resta bouche bée. Roman attendit que le brouhaha de l’assistance revienne à un volume acceptable. Un sourire énigmatique plissait ses lèvres.
— Ainsi que, ajouta-t-il d’une voix douce, et Neru se demanda comment on pouvait espérer surenchérir là-dessus, ainsi qu’un honneur suprême encore inédit à ce jour : la création d’une Intelligence Artificielle de toute dernière génération, entièrement personnalisée selon l’apparence et la personnalité de notre grand gagnant. Cette IA représente une immense avancée dans le futur de RÉEL et sera à terme amenée à gérer bon nombre des fonctions du réseau. De quoi laisser votre empreinte indélébile sur le monde virtuel !
D’accord. Il fallait l’avouer, c’était impressionnant.
— Le tournoi sera-t-il ouvert à tout le monde ? s’écria Seth.
Roman le gratifia d’un sourire ponctué d’une touche de pitié.
— Hélas, non. Puisqu’il s’agit d’un évènement spécial, seuls les membres du panthéon des joueurs seront autorisés à participer. Quant aux moins chanceux d’entre vous, j’ai peur qu’il ne vous reste plus que deux semaines pour collecter les points de réputation qui vous font défaut.
Il se tourna vers Neru et Sasha.
— Messieurs, j’espère vous revoir tous les deux à cette occasion ! À bientôt dans RÉEL, l’univers des possibles !
Avec un dernier tournoiement de canne qui fit miroiter sa silhouette, il se volatilisa. Les caméras flottant autour du plateau disparurent avec lui.
Aussitôt, les spectateurs se dirigèrent vers le portail qui s’ouvrit dans un coin, pressés de répandre la nouvelle. Sasha les rejoignit, au grand regret de Neru. Cependant, son équipe eut vite fait de le distraire en l’inondant d’accolades, de rires et de félicitations.
— Bien joué, champion. Tu nous as sauvé la mise !
— J’ai bien cru que c’était fichu et que personne n’allait réussir ce maudit tournoi, sérieusement.
— Comment est-ce que tu as su pour l’énigme cachée ?
Il haussa les épaules, gêné.
— Ce n’était pas trop dur. Sasha a un faible pour les personnages d’anges ou de dieux, à tel point que je me suis dit que celui-là ne pouvait pas être un vrai méchant. Ce n’était pas possible que tuer ce boss soit la seule manière de gagner le jeu. Sasha aurait voulu inclure un mécanisme pour qu’on puisse le « guérir de sa corruption » et le « ramener sur le chemin du Bien », vous voyez ? Et comme on avait trouvé cette clé dans un des niveaux précédents…
Des exclamations admiratives fusèrent.
— Tu en sais, des choses, murmura quelqu’un.
L’avatar de Seth, un jeune homme dont les mèches blondes asymétriques lui tombaient artistiquement devant les yeux, se fraya un chemin jusqu’à lui à coups de coude. Il jeta un bras autour de ses épaules.
— C’est que Neru passe tant de temps à jouer qu’il en devient une vraie encyclopédie ! rit-il. Aucun Maître du Jeu n’a de secret pour lui !
— N’importe quoi, marmonna-t-il avec un sourire embarrassé.
— Il n’y a pas de quoi se vanter, intervint une nouvelle voix. Si ce fichu boss n’avait pas été aussi cheaté, c’est nous qui aurions gagné.
Tane et son équipe de brutes furent accueillis par des regards mauvais.
— Ce qui prouve juste que vous vous seriez plantés comme des crétins même si Neru n’avait pas été là, lança Banon avec une grimace méprisante.
— Mauvais perdants ! renchérit Betti.
Tane leva le nez comme un gamin capricieux et les ignora. Il s’adressa directement à Neru :
— Tu t’es peut-être bien débrouillé aujourd’hui, mais ce n’est pas terminé, minus. Tu t’imagines que tu vaux mieux que nous maintenant que tu es entré au panthéon ? Figure-toi que moi aussi, je suis à deux doigts d’y parvenir !
Il leva les deux doigts en question pour illustrer ses propos.
— J’ai bien l’intention de participer à ce fameux tournoi spécial. Et crois-moi, je ne vais pas te rater !
Sur ces mots, il s’éloigna sous les quolibets de l’équipe gagnante.
— Quel imbécile, celui-là, s’indigna Betti, une jolie fille un peu ronde, en s’accrochant au bras de Neru.
Des oreilles de chat pointaient entre ses cheveux d’un vert vif, qui flottaient autour de son visage comme si elle s’était trouvée sous l’eau. Neru n’avait jamais osé lui avouer qu’il trouvait ces modifications assez stupides.
— C’est pas grave, dit-il, distrait. Ignorez-le. Dites, il faut que j’y aille.
Il s’extirpa maladroitement de son groupe de coéquipiers reconnaissants. Il ne connaissait pas la moitié d’entre eux. C’était Seth et Betti qui se chargeaient de recruter des alliés lorsque les tournois nécessitaient des équipes aussi larges. Ils n’éprouvaient généralement aucune difficulté dans leur tâche : il leur suffisait de souligner que Neru n’avait pas perdu un seul jeu depuis des années. Cela avait fini par lui valoir une renommée grandissante, à tel point que dernièrement, ses amis n’avaient plus qu’à faire leur choix parmi les candidatures spontanées de parfaits étrangers.
— Merci pour les points, Neru.
— Au plaisir de refaire équipe avec toi !
Jamais très bavard, il répondit par des sourires un peu timides et des gestes de la main. Betti resta pendue à son bras et Seth et Banon leur emboîtèrent le pas vers la sortie.
— Pourquoi tu es aussi pressé ? demanda Seth.
— On peut passer à l’Université ?
Il s’engouffra dans le cercle miroitant du portail sans attendre leur avis. Une carte de tout l’univers de RÉEL s’afficha. Il sélectionna sa destination d’un geste de la main.
La cour principale de l’Université apparut autour de lui, avec sa gigantesque fontaine en forme de planisphère, ses allées pavées de mosaïques délicates et ses parterres débordant de fleurs exotiques, d’arbustes chanteurs et d’animaux improbables. Ses amis se matérialisèrent à ses côtés.
— Qu’est-ce qu’on fait là ? s’enquit Betti, peu convaincue par son choix. Ne me dis pas que tu veux étudier maintenant. Tu auras bien le temps plus tard.
Ni elle, ni Banon n’étaient inscrits à l’Université, que ce soit parce qu’ils avaient déjà terminé leur spécialisation ou parce qu’ils avaient choisi d’arrêter leurs études à dix-huit ans. Neru ne leur avait pas posé la question. C’était toujours un peu délicat de demander des informations personnelles à quelqu’un sur RÉEL. On ne savait jamais qui allait s’en offenser.
— On devrait plutôt aller fêter ton entrée au panthéon ! proposa-t-elle avec enthousiasme. C’est génial, Neru. Depuis le temps que tu en rêvais !
L’esprit préoccupé par autre chose, il n’enregistra pas tout de suite ses mots. Il se hâtait vers une des sorties de la cour, le nez levé vers les édifices environnants pour se repérer dans l’immense campus.
— Hein ? Oh, oui ! dit-il, et pour la première fois, un sourire joyeux vint éclairer ses traits.
RÉEL était le monde de l’anonymat. Dans un univers où se côtoyaient des milliards d’êtres humains et où chacun pouvait s’acheter la beauté, l’originalité, changer de visage à volonté, on oubliait bien vite l’apparence et jusqu’au nom de son voisin. Dès lors, les rapports sociaux devenaient une course à la célébrité. C’était pour cela qu’avait été conçu le système des points de réputation. On en gagnait de multiples façons : en suivant des cours à l’Université, en remportant un jeu médiatisé, en passant dans une émission, en créant un mod pour avatar, un décor virtuel ou une chanson, en rendant un service à la communauté… Et lorsqu’on en obtenait assez, on entrait automatiquement dans le panthéon correspondant à son domaine de prédilection.
Neru avait œuvré longtemps pour atteindre le panthéon des joueurs. Avant le tournoi, il ne lui avait manqué que quelques malheureux points de réputation. Il aurait préféré que son triomphe n’ait pas lieu sur scène, sous les yeux de tous ces inconnus qui l’avaient à demi paralysé de trac, mais quelle importance ? Il était enfin parvenu à son but !
Devant la lueur ravie dans ses yeux, Seth lui donna de grandes tapes dans le dos en riant.
— Notre Neru, une star montante ! Quelle émotion !
Neru se fichait bien d’être une star. Entrer dans le panthéon des joueurs, c’était surtout la possibilité d’accéder à de nouveaux jeux, réservés exclusivement aux membres.
— Je me demande si je participerai à ce tournoi spécial, dit-il, rêvant tout haut. J’ai déjà tellement de choses à découvrir…
— Tu manquerais une occasion pareille ? demanda Banon.
— Il a raison, imagine toute la réputation que ce tournoi te rapportera ! renchérit Betti. Oh, mais tu nous aideras quand même dans les jeux tout public, pas vrai ? Grâce à toi, on pourra te rejoindre en un rien de temps. Comme ça, on restera une équipe !
— Oui oui, acquiesça-t-il du bout des lèvres.
À vrai dire, il n’avait pas très envie de continuer à passer du temps sur ces vieux jeux qu’il connaissait par cœur, maintenant qu’il avait tout un nouveau monde à explorer. Seuls les tournois mensuels, tous uniques, parvenaient encore à le surprendre. De plus, la plupart des jeux du panthéon se pratiquaient en individuel. Il n’avait plus vraiment besoin d’une équipe. Néanmoins, il supposa qu’il leur devait bien cela.
— Qu’est-ce que tu vas choisir comme rang ? s’enquit Seth.
— Je ne sais pas encore.
— Quoi, tu n’y as pas réfléchi ? Depuis le temps que tu vises le panthéon ?
— C’était pas ma priorité. Je vais y réfléchir tout à l’heure.
— Pourquoi pas maintenant ? proposa Betti. On peut t’aider. J’ai plein d’idées, moi ! Neru la Victoire, par exemple, ou… Neru Chasseur d’Étoiles ! Tiens, ça sonne bien ça, non ?
— C’est naze, railla Banon.
— Oh, on ne te demande pas ton avis ! Qu’est-ce que tu en penses, Neru ?
Mais Neru avait perdu le fil de la conversation. Là-bas, entre la tour bleu et blanc de la faculté d’astronomie et la montgolfière colorée qui marquait les terrains de météorologie, il se passait quelque chose dans le ciel.
— Ça a déjà commencé ! s’exclama-t-il, détalant dans cette direction.
Il ignora les protestations de ses amis, trop excité pour s’en soucier. Un petit marcassin violet voulut se pousser de son chemin en grouinant, affolé. Neru lui sauta par-dessus et esquiva trois avatars qui déambulaient dans les sentiers. En un rien de temps, il contourna la tour et dévala une longue allée bordée de statues abstraites. Tout au bout, le dôme argenté des programmeurs scintillait au soleil. Il s’arrêta en dérapant devant le bâtiment.
Plantée au milieu de la pelouse, une gigantesque colonne d’eau s’élevait vers le ciel. Une multitude de poissons de toutes formes et de toutes couleurs y nageaient, apparemment indifférents aux dizaines d’yeux humains qui les scrutaient d’en bas. Il crut même apercevoir quelques dauphins à une hauteur que n’aurait pas reniée un oiseau.
Au sol, un avatar avait glissé une main dans l’eau, prouvant ainsi qu’aucune surface solide ne la maintenait à la verticale. La fille avait la peau bleu outremer, de courts cheveux noirs, et portait une combinaison de plongée qui accentuait ses courbes.
— Elle mouille et on ne peut pas la respirer, clama-t-elle à son professeur et aux autres élèves de sa classe qui assistaient à sa démonstration. Mais vous pouvez venir piquer une tête avec moi si vous voulez !
Elle ajusta le tuba accroché à sa tempe et plongea tout entière dans la colonne. Elle se mit à nager vers le haut, frôlant les poissons qui s’écartaient d’elle en frétillant. Neru retint un rire en avisant l’air découragé de l’enseignant. D’autres élèves s’étaient approchés et passaient avec curiosité un doigt ou la main entière dans l’eau.
Une des voitures flottantes de l’Université s’arrêta près de Neru. Ses trois amis y étaient assis, ayant renoncé à lui courir après.
— Encore un truc bizarre des informaticiens ? demanda Seth en fronçant le nez.
— Toujours le même, si tu veux mon avis, répliqua Banon. Attends, il a encore changé d’avatar ? C’est la fille bleue là-dedans ?
— Oui, c’est Likaï, dit Neru.
Likaï changeait constamment d’apparence. Ordinairement, Neru avait horreur de ce genre de gaspillage de points RÉEL, mais Likaï ne se contentait pas de modifier sa coupe de cheveux ou de gagner cinq centimètres. Elle changeait absolument tout. Il l’avait déjà vue sous l’aspect d’un enfant de cinq ans, d’une vieille femme voûtée, d’un anorexique bardé de tatouages, même d’un centaure et d’une femme-chat. Elle ne semblait jamais se soucier de savoir si les gens la reconnaissaient ou pas, et Neru devait toujours vérifier son profil pour s’assurer de son identité. Si c’était une « elle », à vrai dire. Il n’en savait rien du tout, et s’efforçait de penser à elle avec le sexe qu’elle abordait ce jour-là : au féminin si son avatar l’était, au masculin sinon.
— Qu’est-ce que tu lui trouves ? demanda Betti en faisant la moue. Il est bizarre, ce type. Ça rime à quoi, tout ça ?
Neru admira le réalisme des poissons et les reflets iridescents de leurs écailles, la manière dont le soleil traversait l’eau et déposait l’ombre d’une méduse sur le gazon. Likaï battait des jambes à hauteur du toit du dôme et essayait de capturer de tout petits poissons dans le creux de ses mains. De temps en temps, elle sortait la tête de la colonne pour respirer.
— C’est plutôt cool, non ? Likaï fait toujours des trucs délirants. Moi, j’aime bien.
— Pourquoi tu ne vas pas te mouiller aussi, alors ? se moqua Banon.
Neru se sentit rougir et bredouilla une excuse. Il n’oserait jamais ! Ce n’était même pas son cours !
Seth donna un coup de coude espiègle à Banon.
— Ne taquine pas ce pauvre Neru, il a le béguin, ricana-t-il.
— N’importe quoi ! clama Neru, tellement fort que des têtes se tournèrent parmi les informaticiens.
Il cacha son visage, mortifié.
— Bouh, peu importe, fit Betti. On ne va pas rester là à regarder des poissons nager ! Viens, Neru. On se la fait, cette fête ?
Il hésita.
— Allez-y, je reste un peu. Je vous verrai plus tard.
Il eut la nette impression que ce n’était pas une bonne réponse. Betti eut l’air vexé et même Seth ne souriait plus. Il se contenta cependant de hausser les épaules.
— Comme tu veux.
La voiturette fit demi-tour et s’éloigna. Neru resta seul. Il se demanda s’il aurait dû s’excuser. Il chassa cette pensée de son esprit et chercha à nouveau Likaï des yeux.