« RÉEL » – Chapitre 5

J – 1 avant la sortie de RÉEL ! Et dans le chapitre d’aujourd’hui, Neru a de sérieux ennuis… J’espère que vous aimez votre lecture jusqu’ici. J’ai hâte de vous retrouver demain pour la suite !

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Chapitre 5

Neru revint à lui-même avec la brutalité d’un élastique qu’on aurait trop tendu.

La moiteur de sa nuque lui causa de violents frissons. Son cerveau peina à dissocier la pénombre confuse de son appartement du flanc de montagne inondé de soleil où il s’était trouvé une seconde auparavant. Le sifflement assourdissant qui lui vrillait les tempes acheva de lui arracher un haut-le-cœur. Il eut à peine la force de pencher la tête à côté du fauteuil avant que le contenu de son estomac ne lui échappe douloureusement.

Il n’avait rien mangé depuis des heures et il ne fallut pas longtemps avant qu’il ne crache plus que de la bile. Il hoqueta, luttant contre les spasmes qui lui déchiraient encore le ventre. Une atroce migraine avait pris naissance à la base de son crâne. Il tressaillit en entendant les persiennes pivoter. Heureusement, elles ne laissèrent pénétrer que la lueur diffuse et artificielle de l’éclairage public nocturne.

Il tâtonna à l’aveugle le long du pied du fauteuil, ignorant les éclaboussures de vomi dans lesquelles ses doigts glissèrent. Il trouva le panneau d’accès et l’ouvrit d’un geste maladroit. Sa main tremblante saisit le câble d’alimentation et l’arracha. Immédiatement, le silence retomba. Neru s’effondra contre le cuir, hors d’haleine, épuisé, au bord de l’inconscience.

Il avait entendu parler des effets nocifs d’une éjection forcée de RÉEL, mais n’aurait jamais cru en faire un jour les frais. Son esprit déboussolé peinait à comprendre ce qui venait de se passer. Était-ce parce que Likaï avait dû pirater son compte pour y installer le mod ? Avait-elle fait une mauvaise manipulation, ou simplement oublié de le prévenir que cela risquait de se produire ?

Une angoisse glacée s’était lovée dans son ventre. Il ne voulait pas imaginer qu’il y eût une autre explication.

Il mit un long moment à reprendre le contrôle de lui-même. Finalement, il se redressa. Il lutta contre un vertige et se laissa glisser du fauteuil sur ses jambes flageolantes.

— Nettoyage, dit-il d’une voix rauque.

Le vrombissement sourd du robot ménager résonna et s’approcha avec obligeance de la flaque de bile. Neru le chercha du regard et devina plus qu’il ne vit le mouvement de sa silhouette trapue. Il se dirigea en trébuchant dans l’obscurité vers la salle de douche. Il se lava les mains d’un geste mécanique et passa de l’eau froide sur sa nuque.

Lorsqu’il retourna à l’espace à vivre, le robot avait disparu, mais une forte odeur de produits nettoyants flottait dans l’air. Neru se laissa tomber à genoux devant le fauteuil et rebrancha l’alimentation. Il se rallongea en ignorant le tremblement compulsif de ses membres. Likaï avait sûrement eu le temps de finir l’installation. Il pouvait sans doute se reconnecter.

Il appuya sur le bouton de mise en route. Le casque se déploya devant son visage. La visière s’alluma et lui demanda poliment de fournir ses identifiants. Il s’exécuta.

— Identifiants incorrects, lui annonça la machine. Veuillez les ressaisir.

Il frotta ses mains moites contre son pantalon et réessaya.

— Identifiants incorrects. Veuillez les ressaisir.

Les larmes menacèrent de poindre au coin de ses yeux. Il les ignora et entra furieusement ses identifiants, une troisième fois, puis une quatrième.

Au cinquième essai, le système marqua une pause. Le cœur de Neru bondit. Ça y est, se dit-il. Je paniquais pour rien, je les tapais mal, voilà tout.

— Vérification du numéro de compte effectuée. Ce compte est actuellement en activité sur une autre machine. Veuillez immédiatement cesser de chercher à vous connecter sur ce compte. Toute nouvelle tentative de connexion sera interprétée comme un acte de piratage.

Sa main retomba mollement sur l’accoudoir.

Impossible… Quelqu’un d’autre utilisait son compte ? Impossible !

— Si ce compte vous appartient, vous êtes victime d’un acte de piratage. Veuillez contacter sans attendre le centre de police le plus proche.

Neru repoussa le casque avec tant de force qu’il manqua l’arracher de l’appui-tête. Il se précipita vers ses hololunettes et les chaussa maladroitement. La police… contacter la police…

Tous ses faux-semblants s’étaient effondrés. Il n’avait pas rêvé cette dernière seconde avec Likaï, son regard froid et cette phrase évocatrice.

Likaï venait de lui voler son compte.

Il n’arrivait pas à y croire. Il s’appuya de tout son poids contre le mur le plus proche, les jambes coupées. La même question tournait en boucle dans sa tête, menaçant de le rendre fou. Pourquoi ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi avait-elle fait ça ? Il lui avait fait confiance et elle avait… Les lunettes finirent de s’initialiser. Mais au lieu de lui afficher le menu d’accueil, elles annoncèrent en grosses lettres noires : « ERREUR DE CONNEXION. VEUILLEZ ENTRER VOS IDENTIFIANTS. » Neru fixa le message sans comprendre.

Il lui fallut un moment pour réaliser ce qui se passait. Tous les appareils personnels de communication, y compris les hololunettes, s’appuyaient sur le réseau Prodig. Ils étaient conçus pour se synchroniser et se connecter sur le compte particulier de leur utilisateur. Pas de compte, pas de RV… et pas de lunettes.

Neru les jeta dans leur étui en jurant. Il allait devoir se rendre à un centre de police physique. Il n’était même pas sûr de se souvenir de la localisation du plus proche commissariat. Il songea à appeler un taxi… puis se rappela qu’il ne pouvait pas. Une carte de la ville ? Le tracé des lignes de tram ? Non, non et non, il n’avait accès à rien sans son compte.

À contrecœur, il sortit de chez lui et prit l’ascenseur. Dehors, sous un ciel bleu sombre piqueté d’étoiles, les allées lui apparurent désertes, la cité silencieuse. À cette heure-ci, ceux qui ne dormaient pas étaient connectés sur RÉEL.

Neru se mit en marche dans la direction qui lui sembla être la bonne, peu rassuré. Il quittait rarement son appartement et ne se rappelait pas l’avoir jamais fait de nuit. Il se serait souvenu du silence oppressant, à peine rompu par le frémissement du vent dans les arbres et le cri distant d’un hibou en chasse. De vieilles histoires d’avant la robotisation lui revinrent en mémoire, d’individus sans foi ni loi qui profitaient de la nuit pour attaquer des passants sans défense. Il avait beau savoir que plus personne ne volait pour survivre, à présent que chacun avait un accès égal à la nourriture et aux équipements, il restait toujours quelques malades qui brutalisaient leur prochain par pur plaisir. Ils étaient si médiatisés sur RÉEL que Neru s’attendait à en voir surgir un à chaque coin de rue.

Il quitta la zone résidentielle parsemée d’espaces verts et franchit un pont au-dessus d’une rivière au délicat tracé. Il ne s’était pas autant éloigné de chez lui depuis qu’il avait emménagé là à ses seize ans. Il n’avait pas pensé à se vêtir chaudement et frissonnait autant de froid que d’angoisse.

Il s’enfonça dans des rues encadrées de bâtiments trapus aux fenêtres aveugles dans la nuit. L’obscurité déformait tout et il tourna en rond un bon quart d’heure, veillant toujours à revenir à la rivière quand il commençait à se perdre. Sa nervosité ne fit qu’augmenter. Avait-il tort ? Le commissariat ne se trouvait-il pas par ici ? Il ne put retenir l’immense soupir de soulagement qui lui échappa lorsqu’il avisa enfin l’enseigne au néon accrochée à une façade d’un blanc austère. Il se hâta d’entrer.

L’établissement comprenait en tout et pour tout deux pièces. L’accueil n’était pas bien grand. Une poignée de chaises à l’allure inconfortable étaient alignées contre un mur. Le seul autre mobilier de la salle était un comptoir de bois et plexiglas derrière lequel siégeait un robot d’aspect humanoïde en veille. Une porte béait sur un bureau désert.

Neru avança timidement. Il eut à peine fait deux pas que le robot détecta sa présence et s’activa.

— Bienvenue, dit-il d’une voix plaisante. Veuillez avancer jusqu’au comptoir et sélectionner le motif de votre venue. Sachez qu’à tout moment, si notre service automatique ne vous satisfait pas, vous pouvez demander la venue de l’agent de police en service.

Neru approcha. Un écran tactile encastré dans le comptoir s’alluma et énuméra une liste de propositions. Il appuya sur « vol ».

— Vol, répéta l’assistant. Que vous a-t-on volé ?

Un deuxième menu se déroula. Il sélectionna « compte RÉEL ».

— On vous a volé votre compte RÉEL. Comment ce vol est-il survenu ?

Neru hésita. Son doigt vacilla au-dessus de « abus de confiance ». Il risquait de gros ennuis s’il avouait avoir transmis lui-même ses identifiants à Likaï. Il choisit « hacking ». Une diode verte s’alluma sur le côté de la tête du robot, ce qui n’aida pas à le rassurer. Avait-il fait une bêtise ?

— Appel en cours. L’agent de police en service est en route et sera très bientôt là. Il vous interrogera sur les circonstances exactes du piratage afin que nos services puissent prendre les décisions appropriées.

La nervosité de Neru redoubla. Comme à tout le monde, il lui arrivait de mentir, mais seulement sur RÉEL. Ici, le système ne se chargerait pas de masquer ses joues rouges ou le tremblement de ses mains. Qu’allait-il bien pouvoir raconter à l’agent puisqu’il n’avait pas été hacké au sens propre du terme ? Il voudrait savoir comment le pirate s’y était pris pour déjouer les systèmes de sécurité de RÉEL. Que répondrait-il ?

— On ne pourrait pas finir sans lui ? supplia-t-il presque.

— Veuillez nous excuser, cet assistant n’a pas compris votre demande, déclara la machine. Sa reconnaissance vocale ne comprend que des commandes très simples. Veuillez dire « liste des commandes » pour en obtenir la liste. Veuillez attendre l’arrivée de l’agent de police en service pour développer votre problème. En attendant sa venue, veuillez entrer votre numéro de compte RÉEL.

Il s’exécuta machinalement. Sitôt qu’il eut saisi les derniers chiffres sur l’écran tactile, la diode verte de l’assistant se ralluma. Après une pause que Neru trouva étrange, le robot annonça :

— Merci de votre coopération. Veuillez prendre un siège et patienter.

Neru obéit, mais il était si nerveux qu’il se releva aussitôt et se mit à faire les cent pas. Et si le policier découvrait la vérité en l’interrogeant ? Quelle était la peine qu’il encourrait pour avoir partagé ses identifiants ? Est-ce qu’il risquait de la prison ? Il serait au moins interdit de connexion pendant des mois… Il n’y survivrait jamais ! Non, mieux valait mentir.

Après un long moment, il aperçut le faisceau de deux phares qui s’arrêtaient devant le commissariat. Il voulut se porter à la rencontre de l’agent, espérant que l’air frais de l’extérieur l’aiderait à éclaircir ses pensées embrouillées par une migraine insistante, mais il faillit se cogner à la porte vitrée quand elle refusa de s’ouvrir pour lui. Il fit un pas en arrière et réessaya. Le sas resta fermé. Neru jeta un regard hésitant à l’assistant, muet et immobile derrière son comptoir. Il commençait à avoir un mauvais pressentiment.

Une silhouette en uniforme surgit de la nuit, comme recrachée par les ombres. À mesure qu’elle approchait, la lumière crue du poste de police dessina à grands coups de pinceaux un nez aquilin, une paire d’hololunettes sous une arcade sourcilière prononcée, des pommettes saillantes et une courte barbe bien taillée.

La porte s’ouvrit sans hésitation devant l’agent. Neru recula, d’abord pour le laisser entrer, puis sous la force du regard sévère qui lui fût adressé à travers les verres.

— Bon, mon garçon, à quoi tu joues ? lui demanda-t-on d’emblée.

Neru en resta hébété quelques secondes.

— C… comment ça ?

L’homme consulta quelque chose sur ses lunettes.

— Le propriétaire de ce compte nous a signalé une tentative de piratage il y a une demi-heure. Prodig a vérifié et confirme que quelqu’un a essayé un accès frauduleux à partir d’une machine non enregistrée connectée tout près d’ici.

— Non enregistrée ? balbutia-t-il. Bien sûr que ma machine est enregistrée ! Avec…

Avec son numéro de compte. Qu’avait fait Likaï ?

— Donc c’était bien toi ! tonna l’agent d’une voix de stentor. Ce n’était pas très malin de ta part, mon petit gars ! Tu t’imaginais que la sécurité du système était si faible que tu allais pouvoir pirater le compte de quelqu’un en essayant de deviner son mot de passe au hasard ?

— Puisque je vous dis que c’est mon compte ! C’est mon mot de passe que j’essayais d’entrer, mais la personne qui m’a volé a dû le changer. Vous n’avez qu’à demander à Prodig de vérifier l’historique. Ils verront bien que toutes les connexions précédentes ont été faites à partir de ma machine, et non de celle de mon voleur !

L’officier eut l’air sceptique. Neru le vit projeter un clavier sur sa main et y taper quelques commandes. L’affichage sur ses lunettes se modifia. Quoi qu’il lût, cela ne sembla pas le mettre de meilleure humeur.

— L’historique est parfaitement en règle.

— Comment ça, parfaitement en règle ? chevrota Neru, abasourdi.

Il utilisait le même fauteuil de réalité virtuelle depuis plus de dix ans. L’historique de son compte aurait dû être sans appel. Est-ce qu’on pouvait hacker ce genre de données ? Il n’y connaissait absolument rien, mais une chose était sûre : Likaï savait s’y prendre pour effacer ses traces.

Devant le choc inscrit sur son visage, l’agent de police se radoucit quelque peu.

— Écoute, mon garçon, je veux bien te donner une chance de prouver que tu ne mens pas. S’il y a un doute raisonnable, je peux ouvrir une enquête.

— Un doute raisonnable ? dit-il avec un regain d’espoir.

— Si tu peux contacter une personne qui témoignera que ce compte t’appartient bien, on va s’arranger.

Neru sentit à nouveau ses traits se décomposer.

— Ça veut dire… quelqu’un qui me connaît dans le monde physique ?

— Eh bien oui, quelqu’un qui peut reconnaître ton visage, s’impatienta le policier. Un ami ou de la famille, n’importe qui.

Il n’y avait qu’une seule personne qui connaissait à la fois son visage et son numéro de compte. Il s’imagina demander de l’aide à Adélaïde. Il aurait préféré disparaître six pieds sous terre. Elle commencerait par exiger de lui des excuses pour leur dispute, ce qui serait déjà bien assez humiliant. Puis elle voudrait entendre tous les détails de l’affaire. Il se battait depuis des années pour qu’elle le voie comme un adulte responsable et libre de ses choix. Que penserait-elle de lui si elle apprenait qu’il s’était fait pirater comme un débutant ? Pire, si elle découvrait qu’il ne s’était pas fait pirater ?

Son hésitation dut signer sa culpabilité aux yeux de l’agent.

— Je n’apprécie guère les menteurs, jeune homme, et encore moins les tricheurs ! cria-t-il. Ça doit faire plutôt envie, le compte d’un panthéonien, mais ça ne justifie pas le vol, tu m’entends ?

Terrifié par la large carrure qu’il penchait vers lui, Neru recula en trébuchant. Il buta contre le mur et glissa vers la porte. À son grand soulagement, elle coulissa avec un sifflement et le laissa se jeter dehors. Le policier se planta dans l’encadrement pour le fusiller du regard.

— Pour une tentative de débutant comme celle-là, je laisse couler. Mais ne t’avise pas de recommencer, ou tu auras affaire à la justice !

Neru resta paralysé sur le trottoir.

— File ! lui hurla l’homme, et sa grosse voix provoqua en lui un accès de panique qui le propulsa loin du poste de toute la force de ses jambes.

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