De Plume et de Cendre
Quand Althea atteignit la crête, la bataille faisait déjà rage dans les airs. Les anges virevoltaient entre les planeurs des humains ou les contournaient pour les cribler de carreaux d’arbalète.
Althea se cacha sous un rocher en surplomb et examina la défense de son peuple d’un œil critique. Durement entraînés contre la guérilla aérienne, les hommes parvenaient encore à maintenir leurs escadrilles. Les planeurs volaient en groupes serrés et se protégeaient mutuellement. Les trop grandes ailes des emplumés les empêchaient de passer entre les mailles pour les séparer.
Un fracas métallique juste au-dessus de sa tête la força à se blottir contre son abri. Elle osa jeter un regard et fit la moue. Cet imbécile de Gaet était sorti des rangs et affrontait seul un ange aux pâles ailes mouchetées de brun.
Un planeur classique se constituait d’un habitacle exigu prolongé par deux longues ailes fuselées et par le module de propulsion à l’arrière. Un guerrier pilotait assis devant les commandes. L’habitacle était ouvert sur le ciel et chaque homme portait bouclier et fouet pour se défendre.
Mais le planeur de Gaet était une monstruosité lourdement modifiée. Il volait debout, exposé jusqu’aux genoux par les garde-fous, et insistait pour se battre à l’épée. À l’épée ! C’était bien une arme d’ange, ça !
Le duel lui sembla durer une éternité. Force lui était de reconnaître que les deux combattants faisaient preuve de talent. Bien que l’ange parût jeune, il arborait la ceinture bleu ciel des commandants. Son épée était plus longue et fine que celle de Gaet, mais il y avait de la puissance dans ses coups.
Une attaque de Gaet finit par porter, laissant une belle estafilade sur l’aile de son adversaire. Les hommes poussèrent une acclamation sonore et Althea grimaça. S’il triomphait, Gaet serait invivable.
Un homme s’écrasa au sol non loin de là. Il était ficelé dans l’un des filets des anges. Althea remarqua immédiatement le sac de cuir qui pendait à sa ceinture. Ses yeux pétillèrent de convoitise.
C’était cela qu’elle avait risqué sa vie pour venir chercher. Il lui fallait ce sac.
Comme les duellistes s’étaient un peu éloignés, elle décida de tenter le tout pour le tout. Le cœur battant, elle jaillit de sa cachette, saisit le corps et le tira à l’abri.
Triomphante, elle se pencha sur sa prise. Aussitôt, toute joie la quitta. Elle connaissait cet homme. Sa jeune épouse attendait son retour au village. Elle serait inconsolable. Elle effleura son cou d’une main tremblante, comme si ses yeux grands ouverts dans une expression de surprise figée ne suffisaient pas à confirmer sa mort.
Elle prit une longue inspiration pour repousser sa nausée. Ses doigts agiles eurent tôt fait de dépêtrer l’objet de ses désirs du filet.
Elle pressa le sac contre sa poitrine et examina le ciel. La bataille touchait à sa fin. Pour cette fois, c’était les anges qui battaient en retraite. Profitant de la distraction des hommes qui criaient des quolibets dans leurs dos, Althea s’enfuit, dégringolant la crête escarpée avec la vivacité d’un moineau.
Parvenue à la lisière des arbres en contrebas, elle se retourna une dernière fois pour célébrer son succès. Mal lui en prit : elle croisa le regard d’aigle de Gaet. Malgré la distance, elle devina sans peine le choc et la colère sur son visage.
Un rocher lui tomba au creux de l’estomac. Elle lui tourna le dos et disparut entre les troncs sans demander son reste.
***
Elle fut saisie dès qu’elle arriva en vue de la falaise abritant le village. Heureusement, elle avait pris le temps de cacher son trésor dans la forêt. Elle n’opposa pas de résistance lorsque les guerriers l’empoignèrent et l’entraînèrent dans l’un des nombreux tunnels percés à flanc de montagne.
Le chef du village attendait dans la plus grande demeure, assis sur un tapis de plumes. Ses épais sourcils poivre et sel étaient froncés si fort qu’ils menaçaient de rester coincés dans cette position. Gaet patientait près de lui, bien sûr. Ses cheveux blonds étaient encore collés par la sueur et du sang séchait dans le creux de son cou. N’avait-il pas mieux à faire que la dénoncer ? Se laver, par exemple ?
— Althea, gronda le chef Banep dès qu’on l’arrêta devant lui, tu sais très bien que les champs de bataille sont interdits à nos femmes.
Elle fixa un point au-dessus de son épaule et ne répondit rien.
— C’est pourtant simple ! s’emporta-t-il en gesticulant. Nos hommes volent, récoltent la manne et chassent ; nos femmes creusent, travaillent dans les mines et cultivent les champignons. Qu’est-ce qu’il y a de si compliqué là-dedans ? Pourquoi es-tu incapable de comprendre ça ?
— Et si je n’ai pas envie de passer ma vie sous terre ? s’agaça-t-elle. Pourquoi est-ce que les femmes ne pourraient pas choisir de voler et de chasser, et les hommes choisir de creuser et de travailler à la mine ?
Banep cacha son visage dans ses mains avec un gémissement.
— Qu’ai-je raté dans ton éducation pour que tu me fasses honte ainsi ?
— Ne vous en faites pas, chef Banep, dit Gaet d’un ton qui se voulait réconfortant. Quand Althea et moi serons mariés…
C’était la mauvaise chose à dire. Althea se hérissa.
— Ça, sûrement pas. Ça n’arrivera jamais !
— Althea ! tempêta son père. Ne m’oblige pas à me répéter. Gaet est notre meilleur guerrier. Tu ne trouveras pas époux plus méritant que lui.
Gaet se rengorgea. Ah, mais qu’elle le haïssait ! Sous prétexte qu’il était séduisant, avec ses larges épaules et sa mâchoire volontaire, et si doué que même des guerriers de dix ans son aîné ne pouvaient le vaincre, tout leur peuple le traitait comme l’enfant béni. Cela l’avait rendu d’une extrême arrogance, et bien trop habitué à obtenir tout ce qu’il voulait. Il semblait s’imaginer que puisqu’il avait l’approbation de son père, Althea lui appartenait.
Althea n’appartenait à personne. Qu’il tente seulement de la rejoindre dans sa couche, pour voir.
Sachant que Banep n’écouterait rien de ce qu’elle avait à dire, elle se contenta de croiser les bras en fusillant Gaet du regard. Il perdit de sa superbe et parut frustré.
— Cesse de t’aventurer aussi loin du village, marmonna-t-il, ajoutant comme elle l’ignorait ostensiblement : Ne fais pas ta mauvaise tête, Althea ! Les araignées deviennent de plus en plus agressives ces derniers temps.
Cela eut le mérite de regagner son attention.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Les araignées préfèrent les hauteurs, non ?
— Les éclaireurs ont remarqué un nombre croissant d’escarmouches entre elles et les emplumés. Elles ont aussi commencé à descendre plus bas sur la montagne. Heureusement, même si elles avaient vraiment faim, elles n’aiment pas l’odeur de nos mines. Mais j’ai quand même fait doubler la garde. Donc tu vois, il vaut mieux pour toi rester à l’abri, conclut-il, bombant le torse comme s’il venait d’abattre un argument imparable.
Mais Althea l’écoutait à peine.
— Elles vont interférer avec les récoltes de manne ?
La manne était la seule substance capable de faire décoller un planeur. Les Montagnes Déchiquetées, où vivait le peuple d’Althea, portaient bien leur nom. Falaises, à-pics et éboulements de terrain y étaient si communs qu’il était presque impossible de s’y déplacer sans voler. Le village ne pouvait survivre sans manne, une mousse rare qui ne poussait que dans les cavernes les plus hautes de la montagne.
— Espérons que non, dit Gaet. On a déjà bien assez à faire avec ces maudits emplumés.
— Et ça ne te concerne en rien, ajouta Banep. File, maintenant. Et reste au village !
Elle dut faire appel à toute sa maîtrise d’elle-même pour ne rien répliquer. Elle s’en tirait à bon compte. Ils ne lui avaient même pas demandé pourquoi elle s’était aventurée sur le champ de bataille. Elle mit sa fierté sous clé et sortit de là avant que l’un d’eux ait le mauvais goût de se souvenir du sujet de départ de sa convocation.
***
Le soir même eurent lieu les rites du guerrier tombé. Inhabituellement docile, Althea enfila une robe et noua ses cheveux bruns selon le chignon traditionnel des femmes, bien qu’ils fussent trop courts et que la coiffure ne cessât de se défaire.
Le village était un enchevêtrement de tunnels et de cavernes creusés à même la falaise, vestiges des toutes premières mines que leur peuple avait exploitées des générations auparavant. Althea se joignit au cortège silencieux qui se formait dans les couloirs. Ils prirent un chemin qui n’était jamais emprunté que dans ces jours sombres : une galerie lisse, ronde, grimpant en pente raide. Elle les mena à une large grotte au plafond orné d’une trouée à travers laquelle on pouvait apercevoir le ciel nocturne.
Le bûcher attendait déjà sous les étoiles. Le corps y avait été disposé, ceint de ses plus beaux habits. Quelqu’un avait clos ses paupières, remarqua Althea. Il avait l’air presque paisible, ainsi.
Banep fit le discours de circonstance, remerciant le guerrier tombé au service de son village et confiant son âme aux bons soins des ancêtres qu’il avait rejoints. La veuve pleurait doucement, et chacun de ses sanglots transperçait la poitrine d’Althea. Pour avoir eu l’audace de faire les poches du mort, elle se sentait aussi coupable que si elle l’avait tué elle-même. Heureusement, personne ne paraissait se douter de son larcin. On pensait sans doute le sac perdu sur le champ de bataille.
— Loués soient les ancêtres, conclurent les villageois en chœur.
Althea s’inclina avec eux et joignit sa voix aux leurs. En son for intérieur, elle pria l’âme immortelle du guerrier de la pardonner pour son égoïsme.
Le bûcher fut allumé et on quitta les lieux, ne laissant que la famille et les proches du mort. Ils auraient la responsabilité de rassembler les cendres et de les déposer au côté des innombrables urnes qui dormaient sur les étagères de pierre tout autour de la grotte.
Le lendemain, Althea se rendit avec les autres femmes à la mine. Même si elle avait souhaité s’y soustraire, son père et Gaet la surveillaient de près. Le guerrier poussa même le culot jusqu’à lui rendre visite plusieurs fois dans la journée. Cela fit jaser les mineuses, bien sûr, et Althea grinça des dents et prétendit ne pas entendre tout ce qu’on disait d’elle dans son dos.
Le travail à la mine était fatigant et salissant. La roche était tendre, mais il fallait de bons yeux pour distinguer les gravats sans valeur de l’objet de leurs recherches : la pierre noire. Mate et friable, elle ressemblait à de simples morceaux de charbon. Mais une fois traitée, elle produisait à la fois lumière et chaleur ; elle était alors utilisée pour éclairer le village et pour maintenir les élevages de champignons à une température agréable.
Althea détestait ce travail. La lueur artificielle des pierres traitées irritait ses yeux et la poussière la faisait tousser. Dans ces galeries souterraines, elle avait en permanence l’impression d’étouffer.
Lorsqu’elle put enfin remonter à la fin de la journée, Gaet l’aborda pour monologuer sur le daim qu’on avait préparé pour le dîner — il l’avait abattu lui-même, bien sûr.
— Je n’ai pas faim, aboya Althea quand sa patience fut épuisée. Je suis crevée et couverte de poussière. Je vais me laver et dormir. Et non ! ajouta-t-elle comme il ouvrait la bouche avec un regard qui ne lui plaisait pas du tout. Je n’ai pas besoin de ton aide pour prendre un bain !
Gaet haussa les épaules avec une moue vexée.
Elle le laissa planté là et fila tout droit à la caverne qu’elle partageait avec son père. Elle grignota quelques provisions mises de côté pour une occasion comme celle-ci, l’oreille tendue vers le couloir. Quand elle fut certaine que personne ne l’avait suivie, elle tira sa couche dans une alcôve sombre et y arrangea des vêtements pour donner l’impression qu’elle était déjà étendue et profondément endormie. Enfin, elle se faufila dans les tunnels déserts et émergea à l’air libre.
Le vent frais de la nuit fut un baume pour ses poumons irrités. Elle contourna sans difficulté les gardes qui veillaient aux abords de la falaise et gagna la forêt.
Un généreux croissant de lune éclairait son chemin. Elle retourna chercher le sac qu’elle avait enfoui au pied d’un arbre, puis poursuivit jusqu’à atteindre un à-pic. Là, masquée par une multitude de branchages, reposait sa plus précieuse possession. Elle s’empara du bord de la toile de cuir étanche qui la protégeait et secoua le camouflage. Son planeur apparut dans toute sa splendeur.
Althea n’en avait pas cru ses yeux lorsqu’elle l’avait trouvé écrasé au sol dans une vallée voisine. Elle l’avait réparé sans en souffler mot à personne. Cela lui avait pris des semaines, mais elle était persistante et habile de ses mains.
Aujourd’hui était le grand soir. Tremblante d’excitation, elle ouvrit le sac pour lequel elle avait tant risqué. La manne répandit un pâle halo vert phosphorescent autour d’elle. Elle en détacha un morceau. Le contact était humide, gélatineux, plus désagréable qu’elle s’y était attendue. Elle fit la grimace et en tapissa le réservoir.
Un frisson la parcourut lorsqu’elle s’installa aux commandes. Elle retint sa respiration et lança le décollage. L’appareil quitta le sol avec un bourdonnement évoquant les battements d’ailes d’un millier de libellules.
Ravie, elle voulut avancer. Le planeur se jeta de la falaise avec tant d’enthousiasme qu’elle poussa un cri. Mais lorsque son plongeon s’incurva et qu’elle se trouva bientôt filant au-dessus de l’escarpement rocheux en contrebas, son affolement se changea en rire.
Elle volait ! Après tout ce temps passé à contempler le ciel d’en bas… enfin, enfin elle volait !
Elle prit de l’altitude et erra au gré de ses envies. Elle avait toujours vécu dans cette région, mais tout paraissait différent vu d’en haut. Voilà la faille qu’elle aurait dû perdre trois heures à contourner, franchie en un clin d’œil. Voilà le torrent, si féroce qu’elle n’osait jamais s’en approcher, à peine un ruban d’argent dans le paysage.
Elle traversa une vallée et réalisa qu’elle ne s’était jamais autant éloignée du village. Oh, Gaet en aurait une horrible crise de nerfs s’il l’apprenait, jubila-t-elle. Mais que lui importait les araignées ? Elles ne pourraient jamais l’atteindre tant qu’elle avait des ailes.
Suivant le vol d’une chouette en pleine chasse, elle s’engagea dans une gorge encaissée. L’ombre des falaises l’aveugla un moment.
— Gliek !
Le cri provoqua en elle une panique instantanée. Elle ne comprit pas ce qu’il signifiait, mais c’était sans aucun doute le langage des anges. Elle fit une embardée, terrifiée à l’idée d’être tombée dans une embuscade, et quelque chose frôla son visage dans l’obscurité.
Un hurlement s’étrangla dans sa gorge. Elle perdit le contrôle du planeur et parvint à peine à éviter les formes indistinctes qui se ruaient vers elles tandis qu’elle fonçait vers le sol. Elle redressa juste avant de s’écraser, exécutant un atterrissage brutal, mais sans casse.
Elle bondit aussitôt à terre, son poignard brandi devant elle. La scène qu’elle découvrit de ses yeux enfin habitués à la pénombre la laissa bouche bée.
D’une paroi à l’autre de la gorge, de gigantesques toiles d’araignées entremêlées emplissaient l’espace. C’était elles qu’elle avait esquivées de justesse.
Leurs propriétaires, heureusement, ne semblaient pas à domicile. Mais les toiles n’étaient pas vides pour autant : un grand oiseau gisait épinglé sur leur soie. Les ailes emmaillotées, les bras en croix, l’ange fixait sur elle un regard froid.
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Permaliens
Le texte est chouette ! J’ai relevé quelques détails qui m’ont fait hausser un sourcil mais il y a majorité de passages agréables comme l’envol, sa volonté de s’émanciper, et le concept des araignées que j’ai beaucoup aimé (ou desaimé, je suis arachnophobe) puisque ces créatures ne sont pas vraiment maniées en tant que menace, on retrouve plutôt les zombies, les loups, les dragons… Une bonne surprise donc, même si j’aurais aimé davantage d’immersion dans les premiers paragraphes, peut-être un brin de description supplémentaire du paysage, du bruit, des odeurs…
Permaliens
Merci Delphine ! Je sais que je suis encore maladroite sur les textes courts, j’ai bien plus d’expérience pour les romans. Mais « De Plume et de Cendre » était un exercice intéressant, et j’ai pris plaisir à l’écrire. ^^ Je devrais essayer le format de la nouvelle plus souvent.